Article très pertinent sur les effets nocifs d'un style de management à la " gereur de plantation" au temps jadis des colonies et ses milliers d'hommes surexploités - canne à la richesse- .Qui a dit que l'esclavage etait aboli...Quand on apprend que nous travaillons 9 mois pour les autres( employeurs, collectivités et etat) dans une année...Allez les boeufs!!
Felicitations aux auteurs: Isabelle Bruno et Emmanuel Didier.
... « Benchmarker, c’est la santé ! », claironnait en 2008 Mme Laurence Parisot, reprenant le slogan de la convention du Mouvement des entreprises de France (Medef) réunie cette année-là dans l’hémicycle du Parlement européen. Pour qui ignorait tout du benchmarking, son discours — qui en prônait l’application aux produits, aux services, aux idées, aux salariés, aux pays, etc. — avait de quoi désarçonner. De quoi s’agissait-il ? De vanter les mérites d’une technique managériale consistant à « évaluer dans une optique concurrentielle pour s’améliorer ». Pour Mme Parisot, « benchmarker » un pays, ce serait le « comparer à d’autres » en vue de repérer les « meilleures politiques » — entendre : « la fiscalité la plus avantageuse », « l’administration la moins pesante », « l’université la plus admirable (1) »... — et de s’en inspirer dans un souci de compétitivité (2). Une recette simple que les capitaines d’industrie s’évertuent depuis les années 1990 à transmettre aux dirigeants du monde entier. Ainsi, en 1996, la Table ronde des industriels européens (European Round Table, ERT) coorganisait avec la Commission européenne un séminaire pour promouvoir auprès des décideurs politiques un exercice susceptible d’« aider les gouvernements à justifier les inévitables choix difficiles (3) ». Difficiles pour qui ? Ce point n’était pas précisé. Le benchmarking produit des benchmarks (« repères »), c’est-à-dire des objectifs à atteindre qui ne sont pas fixés dans l’absolu, en fonction des exigences d’un patron, mais relativement à ce qui est censé se faire de mieux dans le monde. La force du benchmark ne tient donc pas tant à la poigne d’un chef ou à la scientificité d’un pourcentage qu’à l’objectivation d’une performance. Aux sceptiques, il oppose la preuve d’un meilleur résultat enregistré ailleurs. Ainsi, au nom du fait concurrentiel, il serait plus facile de faire accepter les restructurations, les licenciements, la « rationalisation » budgétaire, et de faire taire les contestations « irréalistes ». Aux Etats-Unis, le benchmarking, développé dans le privé par des entreprises comme Xerox, accède à la notoriété publique au milieu des années 1980. Présenté comme l’arme de la reconquête des parts de marché perdues au moment de la « déferlante nippone », il est préconisé par les économistes du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour enrayer le déclin des performances industrielles du pays (4). Il devient également l’un des critères d’attribution du prix Baldrige, créé par l’administration Reagan pour récompenser les organisations qui recherchent avec le plus de zèle la « qualité totale », que ce soit dans le secteur des biens et des services, dans la santé, dans l’enseignement ou dans des activités non lucratives. « Enrôlement des puissances salariales » Le benchmarking conduit les agents à vouloir améliorer sans relâche leurs scores, à être continuellement en quête de « meilleures pratiques », à viser toujours de nouvelles cibles, à s’engager autant qu’ils le peuvent au service d’un idéal relatif, la « qualité ». L’enrôlement de tous dans un effort coordonné de compétitivité ne procède idéalement d’aucune contrainte, ni physique ni légale. Il se nourrit de la bonne volonté des participants. Etre volontaire, « proactif », apporter la preuve de sa « performance totale (5) », ou bien s’exclure du jeu : telle serait l’« alternative infernale (6) ». Il y a là une façon très singulière de gouverner les membres d’un collectif. En l’absence de moyens coercitifs, qu’est-ce qui les fait courir ? Les primes et les récompenses n’épuisent pas les ressources de ce mode de gouvernement, qui fonctionne à l’initiative, à l’autoévaluation, à l’engagement personnel, à la responsabilisation, au volontarisme. Certains parlent de « contrôle d’engagement subjectif (7) », ou d’« enrôlement des puissances salariales (8) ». Ces formules mettent en relief l’ambivalence d’une domination qui se nourrit de la liberté, de la créativité et de la subjectivité des dominés. Bien que ces concepts aient été forgés pour décrire les mutations des relations de travail dans l’entreprise, ils valent également pour l’administration publique. En période de vaches maigres budgétaires et de condamnation généralisée des excès bureaucratiques, hors de question d’intervenir plus (ou avec davantage de moyens) : il faut mieux organiser, afin de dispenser les meilleurs services à moindre coût. Au slogan libéral classique du « moins d’Etat » s’est ainsi substitué le mot d’ordre néolibéral du « mieux d’Etat ». Mais la définition de ce qui est « mieux » pour différentes institutions ne coule pas de source. Si les entreprises visent le profit, quelle finalité s’assignent l’Etat et ses administrations ? En régime démocratique, il appartient — en principe — au peuple de le déterminer. De fait, cette question suscite un dissensus politique fondamental. Dès lors, la pratique du benchmarking n’a rien d’évident ni de naturel. Que l’Etat fasse usage de chiffres n’est pas nouveau : dès sa naissance, au XVIIIe siècle, la statistique se présente comme la « science de l’Etat ». Ironie de l’histoire : ce que la puissance publique avait conçu comme son instrument privilégié sert aujourd’hui à la mettre en pièces sous couvert de « nouvelle gestion ». En mobilisant les statistiques, le benchmarking cherche à capter leur pouvoir de description transformatrice. Afin de distinguer l’appareil statistique, dont la formation est coextensive à celle de l’Etat, du réseau de chiffres tissé par le benchmarking, nous pourrions parler d’une « nouvelle quantification publique » (NQP), comme d’autres parlent d’une « nouvelle gestion publique ». Dans les deux cas, ces expressions ont l’avantage de pointer une constellation d’éléments à géométrie variable dont on peut faire apparaître les régularités et la cohérence d’ensemble. Cette NQP regroupe des composants dont on nous rebat les oreilles depuis une dizaine d’années. Il s’agit des indicateurs de performance, variables quantitatives que les agents doivent renseigner eux-mêmes pour démontrer l’efficacité de leur activité ; des objectifs quantitatifs, que les instances dirigeantes leur assignent tout en cherchant à leur insuffler la « culture du résultat » ; des tableaux de bord, qui permettent d’appréhender en un seul coup d’œil un grand nombre de données chiffrées ; des classements identifiant les « bons élèves » et les moins bons en vue de distribuer primes et sanctions, etc. Ces techniques ont été systématisées dans l’administration publique française par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) et par la révision générale des politiques publiques (RGPP), rebaptisée par le nouveau gouvernement modernisation de l’action publique (MAP). S’ils s’appuient sur la « bonne volonté » de chacun, de tels dispositifs ne fonctionnent pas pour autant en roue libre ou en pilotage automatique. La domination managériale est exercée par une élite dont le cercle se resserre. En outre, si les dirigeants politiques et économiques parviennent à imposer le benchmarking en arguant de l’universalité de cette méthode managériale, supposée tout-terrain, ils se l’appliquent rarement à eux-mêmes. Le meilleur exemple en est sans doute l’expérience de notation et de classement des ministres au regard des objectifs chiffrés qu’avait fixés le président Nicolas Sarkozy. Si la publication du palmarès dans l’hebdomadaire Le Point a fait grand bruit en janvier 2008, l’idée a vite été abandonnée. Le développement du benchmarking a en outre rencontré l’opposition d’une catégorie particulière d’agents : médecins, magistrats, commissaires ou professeurs d’université. Tous ont vu leur autorité traditionnelle radicalement mise en cause par l’introduction de ce type d’évaluation comparative et gestionnaire, qui tend à se substituer au jugement par les pairs. Habituellement peu enclins à l’action collective, ces « patrons » ont alors rallié la cause d’agents subalternes mobilisés contre des dispositifs dont ils sont les premières cibles. En revanche, d’autres travailleurs, qui ne bénéficiaient pas du même capital social, ont espéré que ces nouveaux systèmes d’évaluation leur permettraient de faire mieux reconnaître leurs qualités et de valoriser leur position. C’est donc par une alliance entre les plus hauts responsables et certains agents intermédiaires faisant figure d’« outsiders » (9) que le benchmarking est parvenu à surmonter les résistances et à s’imposer dans le secteur public. Les promesses d’objectivité et d’équité formulées par ses promoteurs n’ont toutefois pas été tenues, et de nombreux effets pervers sont apparus de façon flagrante. Les agents de tous niveaux ont senti s’abattre sur eux une pression psychologique énorme, qui, en particulier dans la police, haut lieu de la « politique du chiffre », a mené certains d’entre eux au suicide. Le nombre d’appels téléphoniques reçus par le service de soutien psychologique opérationnel des forces de l’ordre a presque quadruplé en dix ans. Obligés de poursuivre des objectifs peu consistants, toujours mouvants, les agents souffrent d’un manque de clarté et de stabilité dans leur activité. Ils parlent souvent d’une « perte de sens ». Quant aux usagers des services publics, ils ont pu constater que le prétendu « mieux d’Etat » signifiait en réalité une baisse de la qualité des services publics. On a par exemple assisté à une explosion du nombre de gardes à vue pour des personnes qui, auparavant, n’auraient pas été inquiétées. Et le tri à l’entrée des urgences hospitalières, présenté comme le gage d’un traitement plus rapide des malades, a provoqué une augmentation du taux de retour, signe d’une insuffisance de la prise en charge. Les agents évalués par des variables quantitatives ont dû apprendre à « faire du chiffre », ou à présenter leurs résultats de la façon la plus flatteuse pour eux. Des policiers ont procédé à des arrestations faciles, mais sans effets réels sur la délinquance ; des médecins ont écarté les pathologies les plus complexes pour traiter plus de cas simples ; des chercheurs ont saucissonné leurs articles pour en publier trois plutôt qu’un seul consistant. Comment les blâmer de se protéger, de défendre leurs intérêts ? Mais, du coup, la réalité sur laquelle portent les chiffres censés évaluer leur réactivité, leurs initiatives, est elle-même construite par la technique de management. Elle n’est plus le juge de paix final qui soupèse l’action de l’Etat : elle est susceptible d’être, elle aussi, construite. Première victoire en justice Une opposition au benchmarking en tant que tel commence à s’organiser, notamment en France. Le 4 septembre 2012, le tribunal de grande instance de Lyon a estimé que la mise en concurrence des salariés suscitait un stress permanent qui nuisait gravement à leur santé. Aussi a-t-il interdit à la Caisse d’épargne Rhône-Alpes Sud de fonder son mode d’organisation sur le benchmarking. Depuis 2007, cette banque avait en effet instauré un système de gestion des personnels qui consistait à comparer quotidiennement les résultats de chacun et à afficher un classement. Engagée par le syndicat Solidaires, unitaires, démocratiques (Sud), qui dénonçait la terreur engendrée par de telles méthodes, l’action en justice marque un tournant dans la résistance au dispositif. Ce jugement sans précédent ouvre la voie à de nombreux recours partout où le benchmarking est à l’œuvre. Isabelle Bruno et Emmanuel Didier Auteurs de Benchmarking. L’Etat sous pression statistique, La Découverte, coll. « Zones », Paris, 2013.