Carole Gayet-Viaud, sociologue, décrypte l’origine et l’instrumentalisation de ce mot. Histoires de vie quotidienne, de morale, au-delà de la « politesse ».
« La SNCF durcit le ton sur les incivilités »,
pouvait-on lire dans la presse début décembre. Pieds sur les sièges, cigarettes dans les trains non-fumeurs, crachats, portes de train bloquées pour retarder le départ... Ces petits
désagréments de la vie collective prennent un sens décisif dans la bouche de Guillaume Pépy, président de la SNCF.
L’entreprise a annoncé un vaste plan de « lutte contre les incivilités », avec des amendes si la « pédagogie » envers les usagers ne suffit pas. La SNCF prend la suite de
nombreux services publics de transport, de mairies ou, plus largement, d’établissements recevant du public. Le terme d’incivilités est désormais utilisé à toutes les sauces pour désigner des
infractions mineures aux règles de politesse communément admises.
La sociologue Carole Gayet-Viaud, chargée de recherche du CNRS au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), revient sur l’origine du concept, ses définitions à géométrie variable et les interactions conflictuelles qu’il désigne.
Au fil de ses recherches, elle s’est penchée sur un objet d’études qui touche à la vie quotidienne et à la morale. Qu’est-ce qui est admis dans l’espace public ? Que peut-on dire à un
inconnu dans la rue ? Pourquoi un rappel à l’ordre peut-il se terminer en bagarre ? Ces questions traversent les
travaux de Carole Gayet-Viaud sur la galanterie, la politesse, la civilité, la juste distance entre les personnes dans l’espace urbain.
Rue89 : D’où vient le terme « incivilités » ? Depuis quand est-il utilisé en France et comment a-t-il été importé dans le langage
courant ?
Carole Gayet-Viaud : Le terme est assez ancien mais son sens actuel date des années 90. Il vient des Etats-Unis, par l’intermédiaire des théories dites de la « vitre brisée »
qui touchent à la politique de sécurité urbaine et à la prévention de la délinquance.
« Broken window theory »
En 1982, les sociologues américains George L. Kelling et James Q. Wilson développent
dans The Atlantic une théorie des incivilités à partir de l’exemple de la « vitre brisée » (« broken window »). Selon eux, si on laisse une vitre brisée dans un
quartier sans réagir, la situation ne peut que se dégrader : le quartier va se délabrer et la délinquance augmenter.
Cette théorie (interprétée de façon variable) a donné lieu à une politique dite de « tolérance zéro » à New York dans les années 90 : une sanction rapide et sévère de tous
les comportements contraires à la règle, dans le but d’éviter l’aggravation de la criminalité et la récidive.
C’est l’idée – contestable et contestée – que l’incivilité serait la porte d’entrée vers des formes de violence et de criminalité plus consistantes. Que si on ne punit pas les gens, ils vont
récidiver de manière de plus en plus grave.
Très centrée sur la déviance et son contrôle, cette théorie a donné lieu à des politiques dites sécuritaires, dans le but de « corriger avant que ça ne dégénère ».
Mais il y avait un autre versant dans la théorie de la vitre brisée : l’attention aux situations, aux conditions environnementales, pratiques et matérielles d’accomplissement de certains
actes (en l’occurrence déviants).
L’idée de l’article fameux de Kelling et Wilson est que si dans un hall d’immeuble on laisse une fenêtre cassée sans la réparer, il va y avoir une spirale du déclin.
D’abord les gens vont commencer à passer plus vite, à s’enfermer chez eux. S’il y a du bruit dans l’escalier ils ne viendront plus voir, des dealers vont s’installer, puis un beau jour il y
aura un meurtre parce que « les gens bien » auront déserté les lieux et ceux qui le peuvent auront déménagé.
Cet aspect intéressant a été souvent mal traduit dans les politiques se réclamant de la théorie, et dans le transport des Etats-Unis vers la France.
L’articulation propreté/sécurité a justifié la focalisation des actions sur certains problèmes et désordres urbains très visibles, sous prétexte de leur effet indirect sur le crime, parfois
jusqu’à l’absurde. Car chasser les sans-abri du centre-ville, cela n’a plus grand chose à voir avec le fait de remplacer une vitre cassée…
Un autre effet a été de justifier une pénalisation accrue de délits mineurs (transformation en délit de comportements qui ne l’étaient pas, ou aggravation des peines encourues) sous prétexte
d’une gradation supposée dans les trajectoires de déviance, appelant une répression « précoce ». Et ce versant est problématique. Si la prison et le répressif prévenaient l’engrenage
dans la délinquance, ça se saurait.
Quels comportements range-t-on sous ce terme générique ?
En France, ce sont principalement les travaux du sociologue Sébastian Roché qui ont popularisé la notion et en ont assuré le succès. Pour lui, l’incivilité regroupe un ensemble de comportements mineurs, signe d’un rapport négligent ou réfractaire aux
règles de la vie commune, et qui ont des conséquences délétères pour la collectivité. Le fait que ce ne soit pas des délits, trop petits pour être punis par la loi, a d’emblée été considéré
comme un problème.
Il a bien montré que c’était souvent une défaillance institutionnelle qui est en cause dans ces problèmes : une division fonctionnelle du travail qui fait que pour un espace donné, on ne
sait plus qui est responsable du respect des règles d’usage, et ce qui est à tout le monde finit par sembler n’être à la charge de personne.
Mais une des difficultés de cette vision des choses, c’est l’idée sous-jacente qu’il y aurait d’un côté les gens qui connaissent les règles et qui les appliquent, et de l’autre ceux qui sont
réfractaires à la norme, parce qu’ils sont incompétents ou de mauvaise volonté. Il faudrait donc les rééduquer ou les empêcher de nuire.
Sébastian Roché et tous ceux qui se sont intéressés aux incivilités viennent plutôt de la criminologie. Ils travaillent sur le sentiment d’insécurité et la délinquance. Et ce cadrage de la
question a laissé des pans entiers du phénomène de côté.
Au départ, la notion est avancée pour faire tenir ensemble des choses assez disparates : la vieille dame qui vole des fleurs dans un massif de la ville, des bousculades dans la métro, les
interactions qui tournent à la dispute et vont jusqu’à l’insulte, voire aux coups, les tags, les occupations de halls d’immeubles... La RATP, elle, inclut la fraude dans sa définition et son
chiffrage des coûts de l’incivilité.
La civilité met en jeu les conditions de possibilité d’une confiance mutuelle, non seulement entre inconnus, dans la ville, mais aussi avec les institutions. Cela pose donc toujours des
problèmes de fond.
Quels lieux et quelles situations sont le théâtre de l’incivilité ?
J’ai beaucoup travaillé sur les « disputes de politesse », dans la rue ou les transports en commun, autour d’un strapontin par exemple. Souvent, on réduit la civilité à quelques
attitudes et à un inventaire de mots : « bonjour », « merci », « s’il vous plaît », « au revoir ».
En fait, derrière ces fameuses « règles » auxquelles on réduit souvent la civilité, il y a une appréciation et une interprétation de ce que les règles veulent dire, de leur sens et
donc de leur justesse. Et parfois, des désaccords sur le fond.
L’exigence de civilité suppose qu’elle ne soit pas verbalisée : on attend de l’autre qu’il manifeste sa bonne
volonté de lui-même.
Dès qu’il y a un manquement apparent, l’interprétation pessimiste, à charge, surgit très rapidement, on se
dit : « s’il ne laisse pas ça son siège à la femme enceinte, c’est qu’il n’en a rien à faire ». Quand on doit demander, on estime que l’autre est déjà en faute. Des
procès d’intention se nouent, des reproches, des lectures un peu paranoïaques et définitives de la situation adviennent.
Entre des gens qui ne se connaissent pas, les ressorts de l’indulgence sont plus limités qu’entre de vieux amis. La confiance s’effondre vite. Des catégories de personne lèvent facilement le
soupçon, d’autres non.
De quelles catégories parlez-vous ?
Prenons la question de l’encombrement dans un bus, qui a l’air très objective et quantifiable. Un jour, j’ai assisté à une scène dans laquelle un jeune homme très chargé portait un grand nombre
de packs de bouteilles d’eau, qu’il allait certainement ensuite revendre à la sauvette.
Il a gêné un homme plus âgé, à l’allure respectable, qui a fait une réflexion désagréable et une grimace pleine de mépris.
Cet encombrement-là n’était pas perçu de la même façon qu’on perçoit quelqu’un qui porte des bagages, ou ses cadeaux la veille de Noël, ou des cartons de déménagement... pour la même place
occupée. Il y a immédiatement une appréciation morale sur la légitimité des gens à faire ce qu’ils font.
Parfois, cela donne des discussions ou des débats sur le fond. Souvent, une partie reste tacite. Ce sont juste des regards, des moues, ou très souvent, des remarques faites plus ou moins à voix
haute, mais sous la forme de commentaires à la troisième personne (« il est gonflé celui-là ! »), adressés à la cantonade.
Pourquoi parler à voix haute sans s’adresser à la personne concernée ?
Ça fait partie de la norme : il est très délicat de donner des leçons de civilité ou de politesse à des inconnus. C’est offensant. Or, les gens ne savent pas formuler les choses sans
verser dans le reproche et l’agression. Notamment à cause de ce discrédit et de cette présomption de culpabilité qui viennent très vite, comme je l’ai dit tout à l’heure. C’est une mise en
cause assez sérieuse, un discrédit jeté sur la personne.
On l’observe constamment dans les situations où quelqu’un est gêné et ne sais pas comment le dire. Si un non-fumeur est gêné par un fumeur, plutôt que de lui parler, il fait de grands gestes
pour chasser la fumée.
Exaspéré, le fumeur préférera s’adresser à son camarade, en disant bien fort : « ah ça m’énerve ça, elle ne peut pas me demander si ça la gêne ! ». Cela crée un dialogue par
tiers interposé, assez comique le plus souvent, mais qui peut tourner à la dispute et parfois même en venir aux mains. Et ce sont alors les mêmes gens qui se plaignent de l’impolitesse des
autres qui parfois aussi se retrouvent du côté des « mis en cause ».
Vous donnez souvent, dans vos travaux, des exemples dans les transports en commun. Est-ce le lieu par excellence où prennent place les conduites qualifiées d’incivilités ?
Oui, c’en est un lieu important, mais il se passe aussi beaucoup de choses dans la rue. Si les transports sont un lieu où on trouve de l’incivilité, c’est une question d’abord assez bêtement
quantitative : c’est parce que tout le monde s’y croise.
Et les enquêtes sur ces incivilités-là (mes propres enquêtes ethnographiques comme l’enquête
quantitative menée par Philip Smith et ses collègues en Australie) montrent que ce frottement interactionnel concerne tout un chacun : les cadres moyens, les personnes âgées, les
femmes...
L’incivilité ici ne concerne pas seulement, loin s’en faut, les jeunes ou les jeunes de banlieue. Il y a dix millions de voyageurs par jour sur le réseau RATP, c’est une bête question de nombre
et de densité dans un espace réduit. On ne peut pas simplifier les choses en disant : « il y a les gentils et les méchants, les bien élevés et les mal élevés ». C’est démenti par
les faits.
L’incivilité moyenne concerne l’ensemble des troubles ordinaires de la coexistence, et les conflits d’usage des espaces : entre les fumeurs d’un bar qui sortent désormais fumer dehors et
les riverains qui subissent les nuisances sonores, entre les commerçants et les sans-abri, entre les membres d’un jardin partagé et les adolescents qui s’y installent à quinze, etc.
Tout ça peut être qualifié « d’incivilités », mais c’est souvent manquer une partie du problème ; il ne faut pas que cela revienne à adopter un point de vue univoque, centré
uniquement sur le droit ou sur la règle et le contrôle.
Quel est le rapport entre les incivilités et l’institution ?
Des organisations comme la RATP ou la SNCF ramènent volontiers l’incivilité à des problèmes entre les usagers. Cela existe mais les gens sont, pour la plupart, plutôt de bonne volonté et
surtout, ils tiennent beaucoup aux questions de politesse.
Le discours sur « l’éternel déclin de la civilité », « les normes se perdent » ne me convainc pas. Il y a tout un tas de choses qui jouent dans les interactions : les
rapports générationnels, de sexe, interethniques, qui font que les gens se comportent plus ou moins « bien » avec les autres.
Ensuite, les institutions qui accueillent du public (La Poste, les mairies, Pôle emploi) ont une responsabilité. L’association d’usagers de la ligne 13 vous dira que la possibilité d’être
civils commence par celle de ne pas se monter les uns sur les autres dans le métro.
Une collègue, Julia Velkovska, travaille sur les boutiques d’un grand opérateur téléphonique français. Elle montre très bien que le fait de faire une scène est parfois une nécessité. Ainsi,
quand un client vient parce qu’il a un problème, c’est qu’il n’a pas trouvé de solution sur Internet ni au téléphone. Et il cherche désespérément un interlocuteur, mais sur place, rien n’est
prévu pour l’aider.
Sa demande est hors-sujet (les employés sont là pour lui vendre des choses et rien d’autre). Alors, s’il ne fait pas une scène, il ne va pas pouvoir être aidé. Parce qu’il faut pour les
employés sortir de leurs attributions, dévier par rapport à leurs règles internes et leur mission, pour aller trouver l’information qui va aider ce client sur son problème. Mais ce n’est pas
prévu.
Carole Gayet-Viaud
Très souvent, c’est ce genre de problème que vivent les personnes en contact avec les gens, tous ces métiers du public étudiés par Isaac Joseph et Gilles Jeannot. Si le personnel d’accueil se
prend tout dans la figure, c’est qu’on leur reproche que l’institution ferme les écoutilles.
La première des civilités, en ce sens, c’est de donner des recours et des interlocuteurs aux gens qu’on reçoit. L’hospitalité devient parfois une question politique : si on ne veut pas que
les jeunes squattent un hall, il faut leur ouvrir des lieux gratuits équivalents.
Par qui est utilisé le mot « incivilités » ? J’ai l’impression de ne l’entendre que dans la bouche des élus, des journalistes, des responsables de services de
transports... Pourquoi ?
Effectivement. Même si le terme entre progressivement dans le langage commun, les gens ne se traitent pas « d’incivils » entre eux, ils se traitent de « malpolis », voire de
« connard », et j’en passe. L’incivilité est un terme qui décrit un phénomène de l’extérieur et en surplomb. Il s’est imposé par en haut, par son succès médiatique et politique, qui
l’a mis progressivement à l’agenda des politiques publiques, depuis deux décennies maintenant.
Vous oubliez une catégorie importante dans la genèse de ce succès : les policiers. Dès 1993, après les émeutes de Vaulx-en-Velin, la directrice des Renseignements généraux Lucienne Bui
Trong a publié un livre dans lequel elle définissait une échelle de la violence urbaine. Le stade ultime était la guérilla, le premier degré, l’incivilité.
Avec ce cadrage très criminologique de la question des incivilités qui a longtemps dominé, on pouvait ranger dans un même phénomène les altercations dans le métro et les incendies de boîtes aux
lettres. Ce qui n’est quand même pas évident…
Mais ça a compté et contribué à justifier les Loppsi 1 et 2 qui créent de nouveaux délits et augmentent les peines encourues pour des délits mineurs (le vendeur à la sauvette par
exemple, ne peut pas être considéré comme responsable d’un sentiment d’insécurité, peut-être même au contraire, et pourtant la peine encourue a été alourdie). Le flou de la notion a donc permis
des instrumentalisations très gênantes.
Ce cadrage de la question s’est assez largement imposé, malgré les débats et les critiques, et a favorisé les réflexions et les actions sur l’articulation entre incivilité et délinquance, voire
crime, aux dépens de toute réflexion sur l’articulation avec la norme pensée positivement, la civilité, le vivre-ensemble.
Du coup, l’incivilité présume toujours que l’ordre va de soi. C’est à la fois naïf et faux. Et politiquement, par effet de ricochet, on considère souvent désormais que la lutte contre les
incivilités, et la civilité d’ailleurs, ne sont que de jolis noms (et des injonctions) servant à cacher un exercice débridé du contrôle, liberticide, que c’est un instrument de la
« gouvernementalité » bref, quelque chose de suspect, voire totalement nocif politiquement.
Cette opposition politique entre réactionnaires-défenseurs-de-l’autorité-perdue-à-rétablir d’un côté et critiques-de-gauche-de-l’injonction-à-la-civilité-masquant-le-piétinement-des-libertés
d’autre part constitue en fait les deux faces très solidaires d’une même vision, très formaliste, de la civilité. Cela laisse largement hors champ la plupart des questions réelles, de fond, que
pose l’interaction civile et ses ratés - ce qui est tout de même dommage.
Un des problèmes qu’il y a derrière tout ça, c’est la vision de l’ordre qui est supposée, qui n’est pas satisfaisante ni d’ailleurs correcte. Penser la réciprocité des perspectives, la
nécessité pour ceux qui obéissent aux règles de coproduire ces règles, de pouvoir les critiquer et les transformer si elles ne sont pas ou plus estimées légitimes, tout cela est fondamental
dans la définition d’un ordre civil, et donc juste, en régime démocratique. Or, ce lien entre civilité et citoyenneté (active) est souvent totalement occulté. On renvoie alors à un ordre subi
auquel il faut se soumettre plutôt qu’à un ordre légitime auquel on consent alors librement à obéir.
Que révèle le discours sur l’incivilité sur notre rapport à la norme, au désordre, à l’éclat de voix, à l’imprévu ? Sommes-nous intolérants ?
Ce n’est pas une tolérance ou une intolérance de principe. Le soupçon de mauvaise volonté vient très vite entre inconnus et fait monter la tension. Ce sont des règles auxquelles les gens
tiennent beaucoup, et ils ont un côté schizophrène car le sens commun les empêche d’admettre pourquoi et en quoi c’est important. Les gens racontent : « je ne sais pas pourquoi ça
m’énerve autant qu’on me double dans la file d’attente ».
D’un côté, le sens commun dit que toutes ces choses sont négligeables. De l’autre, ce sont des questions de justice, de respect, donc il est assez naturel que cela touche les gens de manière viscérale. Ils n’arrivent pas à résoudre cette contradiction, et continuent à s’en rendre malade
tout en disant « je ne devrais pas, c’est plus fort que moi ».
Sur le site internet de la mairie de Nice, on trouve la phrase suivante : « l’incivilité nuit à la paix sociale et à la qualité de vie de chacun d’entre nous. » Pourquoi
regrouper tous ces termes à connotation morale dans la même phrase ?
C’est un constat tellement général que je pourrais bien sûr être d’accord. Après, il faudrait voir ce que fait la mairie de Nice pour que ceux qui sont susceptibles d’encombrer les trottoirs
avec leurs tentes en carton, ou pour les jeunes qui squattent.
Quelles prises sont données aux gens pour rester civils les uns avec les autres ? L’ordre n’est pas qu’un corpus de règles auxquelles il faut se soumettre. On peut accepter d’obéir, pour
autant qu’on considère les règles comme justes et légitimes, qu’on y souscrive.
Dans une campagne d’affichage récente « contre les incivilités », la RATP a remplacé le visage des usagers par des têtes d’animaux, en fonction du comportement reproché :
une grenouille pour ceux qui sautent le tourniquet, un buffle en costume pour celui qui pousse les autres dans le métro, etc. Qu’est-ce que ça signifie ?
Ils veulent éviter le côté donneur de leçons, montrer que ces comportements concernent des types sociologiques variés et éviter de les stigmatiser en leur donnant un visage. C’est aussi une
façon de communiquer en interne, en disant à son personnel que la direction s’occupe des problèmes qui les touchent.
Cela dit, quand on interroge les gens, on remarque qu’il y a tout un tas d’agacements liés à la cohabitation. Mais c’est le cas pour n’importe quelle forme de cohabitation. Focaliser
l’attention là-dessus fait porter la faute, de manière disproportionnée, sur la bonne ou mauvaise éducation des usagers.
Or, encore une fois, ce ne sont pas là les seules difficultés, et ce cadrage exonère la RATP de ses propres responsabilités : ce qu’elle doit à ceux qu’elle accueille, ou encore la
responsabilité de l’organisation dans les difficultés que rencontrent les personnels en contact avec le public, comme je l’ai dit plus tôt.
C’est une question de gestion des flux, de l’information, des équipements : la civilité de l’organisation c’est accueillir correctement les gens. Or, le métro est très inhospitalier aux
usagers qui ne sont pas des hommes d’âge moyen en parfaite santé. Pour les femmes (avec enfants jeunes, enceintes), ou pour les personnes malades ou âgées, sans parler des personnes
handicapées, tout reste à faire.
Si vous êtes enceinte et avez des nausées, vous n’avez qu’à vomir dans la poubelle. Et attendre d’être arrivée à bon port pour trouver un point d’eau. Si vous êtes malade ou avez mal au dos, il
n’y a souvent plus de siège pour s’asseoir. Mais dans la campagne, toute cette dimension et tous ces sujets sont escamotés.
Dans les campagnes de ce genre, menées par des réseaux de transport ou des villes, on observe souvent deux phases : d’abord la sensibilisation, puis la répression, à travers des
amendes.
Il y a une demande sociale de propreté très forte, et qui va croissant il me semble. Prenons l’exemple des déjections canines : il s’agit bien d’incivilités. Il y a bien un rapport avec
les normes communes dans le fait de laisser ou non son chien déféquer sur le trottoir.
Ce type de verbalisation en revanche, n’est pas celui qui me choque le plus, car il est relativement « égalitaire », et ne va pas contribuer à stigmatiser des catégories défavorisées.
Mais là encore, il y a une sélection des priorités dans le choix des politiques à conduire, où mettre les moyens, à quoi employer les personnels payés par les deniers publics.
Carole Gayet-Viaud a co-dirigé (avec D. Cefaï et M. Berger) l’ouvrage « Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble » (éd. Peter Lang, 2011). L’ouvrage tiré de sa
thèse, intitulé « La civilité urbaine. Enquête sur les formes élémentaires de la coexistence démocratique », est à paraître en 2013 (éd. Economica). Ses recherches actuelles
portent sur les métiers de la régulation de l’ordre (en) public dans les espaces urbains.h