BASSE-TERRE : LE REFERENDUM DE L’EXCLUSION
Par Michel EYNAUD
Après le meurtre d’une jeune handicapée mentale le 21 juin à Petit Paris (voir notre article « tous coupables ? » dans notre édition du 2 juillet), la municipalité de
Basse-terre appelle à un référendum le 24 juillet prochain pour demander l’avis de la population du chef-lieu sur « l’implantation sur le territoire de la Commune de Basse-Terre, de nouveaux
Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (structure destiné à l’accueil de nuit des personnes en situation de déshérence, ou de rupture sociale, sortant de prison, d’hôpital psychiatrique,
toxicomanes, SDF… » (sic)
On connaît à l’avance la réponse espérée par Mme la sénateur –Maire de la capitale à ce référendum. Elle l’a fait voter par son conseil municipal : elle prône le refus d’un lieu d’insertion
dans la commune, qui est pourtant une évidente nécessité, si l’on en juge par le nombre de « Sans Domicile Fixe » qui errent dans ses rues et interpellent les passants. Sans débat et
sans état d’âme –sans coeur ?- on tente là de faire capoter un projet associatif agréé par les services de l’Etat et répondant tant à une priorité du plan départemental d’insertion qu’aux
plus élémentaires sentiments de solidarité. Au lieu de les réinsérer, on en appelle à chasser les pauvres des trottoirs où la malchance, la misère et la maladie les ont jetés. Après le meurtre
d’une handicapée, va-t-on assister à la « déportation » des SDF ? Sans oublier les malades mentaux et tous ceux qui pourraient « faire tâche » dans une belle ville d’art
et d’histoire qu’il faudrait « nettoyer » de tous ceux que l’on désigne à la vindicte populaire. Etonnant de la part de quelqu’un qui fut en son temps Ministre délégué auprès du ministre des Affaires étrangères, chargée de l'Action humanitaire et des Droits de
l'Homme dans le Gouvernement Balladur en 1993/95…
Ni éthique, ni efficace
Face à ce passage à l’acte préparé contre les plus démunis d’entre nous, à qui on veut donner l’onction d’un simulacre de démocratie, un collectif d’acteurs Guadeloupéens et hexagonaux impliqués
dans le champ de la santé mentale et de l’insertion appelle la population et la première magistrate à plus de réflexion et plus de retenue. Ils brisent le silence de la facilité et contestent le
tumulte du populisme, ils refusent l’exclusion organisée, pour exhorter à plus de responsabilité, plus d’humanité. En effet l’exclusion et la stigmatisation des plus faibles et des sans voix
n’honore pas notre société, et rappelle le contexte de bien des heures sombres de l’histoire.
Mais au-delà des considérations éthiques ou morales, au-delà des perspectives politiciennes de court terme, il faut affirmer que ce type de stratégie est condamné à rater les objectifs qu’elle
proclame. Toutes les villes du monde attirent les miséreux. Coupés de leurs racines familiales, ils y survivent entre squats et poubelles, entre mendicité et larcins, entre charité et petits
trafics. Les SDF n’aiment pas la campagne, et la campagne le leur rend bien… Alors, si on les « chasse » de leurs trottoirs, si on les « expulse » le soir vers les
« espaces ruraux », et on peut être sûr qu’ils seront de retour en ville le lendemain ! Alors, que vaut-il mieux : leur offrir un toit qui permet de limiter leur errance, un
repas qui évite leur quête, une relation qui leur offre une voie de retour vers l’insertion dans la société ? Ou bien un stérile « référendum » qui rêverait de les éloigner
quelques heures pour les retrouver tout de suite après en train de harceler les passants de Basse-terre pour leur soutirer les quelques pièces de leur survie précaire ?
LETTRE OUVERTE
« Madame le Sénateur Maire,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Municipal de Basse-Terre,
Nous avons pu lire il y a quelques temps déjà dans le France-Antilles votre réaction suite au Conseil Municipal de Basse-Terre du lundi 23 mai
dernier, contre l’implantation sur la commune d’un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale:
« Ce fut une bonne réunion de travail… Nous ne voulons pas que l’on puisse continuer à implanter dans la ville de Basse-Terre des centres
d’hébergement de nuit de toxicomanes et de malades mentaux… Nous pensons que l’on doit aider cette population. Mettons-les dans des endroits où il y a de l’espace, où ils pourront faire du
jardinage, de l’élevage, etc pour les occuper… S’ils sont logés dans des immeubles à Basse-Terre, que feront-ils de leurs journées ? Ils déambuleront dans les rues… Dans le cadre des Etats
Généraux, la Ville a été classée comme ville de croisière. Donc, il risque d’avoir une contradiction… Nous ne nous prononçons pas contre les malades d’autant que nul n’est à l’abri de cela…
Cependant, nous disons qu’il existe des endroits pour cela, notamment des espaces ruraux qui seront mieux adaptés que le centre-ville. »
Une consultation des électeurs est prévue à ce sujet le 24 juillet prochain : « Etes-vous favorable à l’implantation d’un nouveau centre
d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) sur le territoire de Basse-Terre destinée à l’accueil de nuit des personnes en situation de déshérence ou de rupture sociale ? »
L’attitude des élus de Basse-Terre se résume ainsi : contrainte (« Mettons-les ») et exclusion (« dans des endroits pour cela…, la campagne… »).
Une réflexion politique nous est apparue nécessaire concernant les questions de l’errance, de la précarité, de la maladie mentale, et de la toxicomanie.
Au XIXe siècle, les médecins aliénistes prônaient eux aussi de vastes établissements, loin des villes et de leurs vices, à la campagne, afin de
donner à leurs malades de l’air, de la lumière, de l’espace, et des champs à cultiver… Cet humanisme-là n’était alors pas à blâmer, il était à l’époque à la pointe des idées libérales. Les choses
avaient alors leur logique, et, en Guadeloupe, ce sont de vraies mesures philanthropiques qui ont permis dans les années 1850 la création d’hôpitaux locaux, de salles d’asile, et aussi de
l’hôpital d’aliénés de Saint-Claude. La politique asilaire a eu cours jusqu’à la seconde guerre mondiale. Les asiles se sont encombrés, sont devenus de purs lieux d’enferment, et non plus des
lieux de soin. L’horreur des camps de concentration a changé radicalement notre opinion sur la politique asilaire : tout lieu d’enfermement a été dès lors assimilé à un lieu
d’extermination.
L’asile a laissé la place à une politique de santé mentale sectorisée afin de favoriser les prises en charges ambulatoires pour soigner le plus
précocement possible. L’idée qui domine aujourd’hui la politique médico-sociale est celle d’une intégration des dispositifs dans la communauté. Les dispositifs sont proposés à tout citoyen, qui à un moment de sa vie peut devenir patient, toxicomane, pauvre, en errance. Il n’en demeure pas moins
avant tout citoyen. Le paradigme n’est plus d’enfermer. Même la prison, toujours pensée encore comme lieu de redressement,
privilégie des privations de liberté partielles, symboliques. Le soin est pensé aujourd’hui selon des principes démocratiques : libre adhésion, consentement, réseau médico-social d’assistance,
intégrant des structures de droit commun et des structures spécialisées, en devoir d’accueillir tout le monde, et de fonctionner en réseau. Dans un réseau efficace, le citoyen est rapidement
référé au professionnel le plus apte à le prendre en charge.
Deux seules exceptions : le malade mental aigu devant être soigné sans son consentement, et les faits médico-légaux pour lesquels un juge peut
obliger le patient à se soigner. Ces mesures sont légales, toujours temporaires, conciliant toujours d’une part l’avis médical, et d’autre part l’avis de l’autorité administrative ou
judiciaire.
Mais l’errance, la mendicité, le comportement toxicomaniaque et la maladie mentale chronique ne sont pas en soit des motifs reconnus par la
loi pour permettre l’exclusion de la cité.
Il nous faut donc bien imaginer pour ces citoyens comme nous des lieux d’accueil. Mais l’institution, l’animation et la gestion de ces lieux sont difficiles. Ils manquent cruellement de moyens. Le plus généreux des citoyens voudrait bien
qu’on en crée, mais pas dans son immeuble, son quartier, ou sa commune, et pas avec ses impôts…
Qui dès lors sera le « levain dans la pâte » pour s’élever d’ici le 24 juillet contre la « charité bien ordonnée », autrement dit l’égoïsme, le
rejet, l’exclusion et la stigmatisation ? Quels prédicateurs, quels philosophes, quels militants des droits de l’homme, quels éditorialistes tenteront de sensibiliser l’opinion ?
Mais aussi quelles mères, quels frères, quels oncles ? Car ces citoyens ont des familles, des proches, qui souffrent, à la fois par amour
ou par empathie, mais aussi de la honte de voir ainsi rejeté l’un des leurs.
Il est de notre devoir aujourd’hui d’appeler les électeurs à la réflexion.
Dans cet espoir, Madame le Sénateur-Maire, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Municipal de Basse-Terre, nous vous prions d’agréer nos
plus respectueuses salutations.
Signataires :
Dr F. BARDINET, A. BOLLE, Dr L. CARINO, OMS, Rome, C. CARNIER, infirmière, C. CURIER, Directeur du CHRS Acajou Nouvelle Alternative, Basse-Terre,
Dr G. DELAMERIE, Psychiatre, chef de service, Narbonne, G. DELÂTRE, enseignant, Dr D. DUCOSSON psychiatre retraitée, Dr N. DUHAMEL, Homéopathe, Naturopathe, Le Gosier, Dr M. EYNAUD, Psychiatre
Basse-Terre, C. FINKELSTEIN, Présidente de la Fédération Nationale des Patients en Psychiatrie, Dr V. FOURNEL, psychiatre ; J.-E. JEAN-LOUIS, Président Acajou Nouvelle Alternative, J.-P.
HUVETEAU, Dr J.-N. LAEMMER, Psychiatre, Secteur 94G14, Dr D. LEFRANC, psychiatre, CH Montéran, M. LOSTE, M. LUDGER, Responsable du Pôle social du Centre Saint-Vincent-de-Paul,
Pointe-à-Pitre/Abymes, Max MELIN, Dr A. MERCUEL, psychiatre, CH Sainte-Anne Paris, J.-L. PAUL, anthropologue, Université Antilles-Guyane, Dr E. PIEL, psychiatre, Paris, I. ROUIN, Responsable du
Centre de Santé Saint-Vincent-de-Paul, Pointe-à-Pitre/Abymes, Dr E. SAILLARD, CHU de Pointe-à-Pitre, Dr F. SCHEIDER, CHU de Pointe-à-Pitre, Dr Patrice VAN AMERONGEN, Bénévole à l’UNAFAM.