En parcourant la toile, j'ai trouvé l'article ci-contre fort instructif par sa pertinence. Je vous invite à le lire et à le relayer si bon vous semble,en respectant les
recommandations de ses auteurs.
Nous publions cette interview réalisée par Michail Maiatsky pour le projet « General Intellect », et parue en russe le 11 octobre 2013 sur le site Colta. Isabelle Stengers est philosophe. Elle vient de publier Une autre science est possible ! aux éditions Les empêcheurs de penser en
rond/La Découverte.
MM : Vous n’hésitez pas à utiliser le mot « barbarie ». C’est une belle métaphore. Jusqu’où va-t-elle ? Les barbares de l’antiquité étaient ceux, venus d’ailleurs, qui
étaient étrangers à « nos » mœurs, religions, divinités, langages. Mais les tenants des logiques néo-libérales que vous désignez par ce mot, nous sont-ils vraiment étrangers ? Ne
sont-ils pas « nos autres » ?
IS : Je parle de barbarie, non de barbares, et cela en référence à Rosa Luxembourg qui, de sa prison, en 1915, parlait « des millions de prolétaires de tous les pays [qui] tombent
au champ de la honte, du fratricide, de l'automutilation, avec aux lèvres leurs chants d'esclaves », et affirmait que notre avenir avait pour horizon une alternative :
« socialisme ou barbarie » [le nom repris, dans les années 50, par un groupe de Castoriadis, Lefort ou encore Lyotard]. Près d’un siècle plus tard, nous n’avons pas appris
grand-chose à propos du socialisme. En revanche, nous connaissons déjà la triste rengaine qui tiendra lieu de chant sur les lèvres de ceux qui survivront dans un monde de honte, de fratricide et
d’automutilation. Ce sera « il faut bien, nous n’avons pas le choix ». Il ne faut pas être « tenant » des logiques néo-libérales pour avoir cette rengaine aux lèvres. Cette
logique nous tient, elle nous rend « autres » à nous-mêmes. Elle traduit une impuissance qui est ce que cette logique ne cesse de fabriquer, ce que j’appelle les « alternatives
infernales ».
ММ : Parlons justement de ces « alternatives infernales ». Soit la croissance, soit la misère ; soit les acquis sociaux, soit la délocalisation ; soit la
discipline financière, soit l’implosion de l’Etat… Il est en effet difficile de récuser ce genre de dilemmes et d’être un « dialecticien » à l’ancienne ou même schizophrène à la
Guattari, comme vous le souhaitez. Comment sortir, en effet, de cette logique antinomique ?
IS : Difficile à récuser en effet, puisque c’est un montage dont la vérité est l’impuissance qu’il produit. Mais il importe d’abord de ne pas les respecter, d’écouter ceux qui nous demandent
de les respecter comme on pouvait écouter les collaborateurs pendant la guerre. Ne pas se laisser mobiliser, soutenir les déserteurs à cette mobilisation, cultiver une déloyauté déterminée envers
ceux qui nous gouvernent et envers leurs raisons et apprendre à tisser des solidarités, des coopérations entre ceux qui résistent, ce n’est évidemment pas « la solution », mais c’est ce
qui est possible dès aujourd’hui – c’est aussi une manière de contrer le désespoir et le cynisme, le « chacun pour soi » et le « tous pourris » qui est en train de gagner très
dangereusement du terrain.
MM : Vous indiquez, comme marque de l’irresponsabilité des responsables, leur adage « Que feriez-vous à notre place ? ». Il faut, dites-vous, ne pas tomber dans le
piège et de se moquer du sérieux des dirigeants. Il ne faut pas se mettre à leur place. Je pousse cette logique un peu plus loin : ne voulez-vous pas prôner la position de l’éternelle
opposition qui craint le pouvoir et un combat pour l’accaparer sous prétexte que le lieu même du pouvoir est maudit et qu’il infecte quiconque s’y trouve ?
IS : Non, pas du tout. Il y a certainement chez certains l’idée qu’il ne faut pas « prendre le pouvoir », que ce lieu est maudit. Or le capitalisme version néo-libérale a résolu le
problème – les lieux à prendre on ne les trouve plus, ils sont vides. Les responsables ne sont plus responsables de rien, sauf de notre soumission. Avant de discuter de formes nouvelles de
pouvoir, il s’agit de se réapproprier la possibilité même d’expérimenter des modes d’insoumission active – et je ne parle pas d’opposition, car l’opposition se fait sur des enjeux déjà identifiés
– où on est attendu. Il s’agit d’inventer de nouveaux enjeux et de nouvelles solidarités, une nouvelle pragmatique de luttes qui démoralisent nos responsables – le cas des OGMs est assez
intéressant de ce point de vue. Nos responsables ont tout employé pour discréditer ceux qui « décontaminent les champs » mais dans certaines régions européennes, pas toutes, la
résistance à ce type d’agriculture s’amplifie et même des scientifiques y prennent part.
MM : Vous appelez de vos vœux un processus créatif qui mobiliserait l’intelligence commune et l’activisme de la société. Qui, à votre avis, serait contre cette
proposition ?
IS : Tous ceux qui nous demandent de faire confiance et qui détruisent systématiquement les moyens de cette intelligence. Ceux qui disent aux chômeurs que leur devoir est de tout faire pour
retrouver un emploi, n’importe lequel. Ceux qui interdisent le commerce des semences non produites par les industries. Ceux qui hurlent « protectionnisme ! » dès que la
globalisation est mise en question…. Ceux qui présentent le droit des brevets comme la condition même du progrès. Et la liste est longue – c’est la sainte alliance des Etats qui laissent faire le
capitalisme, et du capitalisme qui fait faire aux Etats.
MM : Vous aimez les situations où les citoyens contestent l’avis des « experts » (qui souvent desservent simplement les intérêts des multinationales). N’y a-t-il pas danger
dans ce nouveau royaume de la doxa que celle-ci triomphe sur l’epistêmê ?
IS : La doxa est la chose au monde la mieux partagée, en particulier parmi les scientifiques dès lors qu’ils mettent un pied en-dehors de leur spécialité. D’autre part, il y a très
malheureusement de bonnes raisons de penser que ce que vous appelez « epistêmê » est en voie de disparition même là – car les scientifiques indépendants des intérêts des multinationales
sont désormais une minorité dont la disparition est programmée par l’économie de la connaissance. Dans ce contexte, le seul contre-pouvoir ne peut venir que de la création d’alliances de type
nouveau, qui impliquent tant des scientifiques que des groupes porteurs d’autre savoirs et d’autres problèmes, comme cela a été le cas avec l’affaire des OGM, des alliances capables de produire
et de faire valoir des savoirs mettant en évidence le caractère partial, et même aveugle, des savoirs experts désormais inféodés aux intérêts privés. Et qui, ce faisant, produisent aussi des
informations « actives », qui aident les citoyens à se repérer.
MM : Comment voyez-vous les rapports entre ces citoyens responsables, ces activistes, et le peuple qui, pour l’essentiel, appuie la voix des « officiels responsables » ou,
au moins, se met volontairement à leur place ?
IS : Je ne parle pas de « citoyens responsables » mais de groupes porteurs de raisons de résister. Mais je ne suis pas sûre du tout que « le peuple » soit du côté des
responsables. On ne propose pas au peuple, ou « aux gens », d’autre perspective que d’être parmi les « gagnants », et malheur aux vaincus. Et comme les vaincus sont de plus en
plus nombreux, comme ceux qui gagnent ont peur d’être vaincus à leur tour, il y a comme un désespoir froid qui gagne. Je pense que la situation est instable, et que le peuple peut très bien
basculer du côté du ressentiment haineux si aucune autre manière de faire exister un autre avenir possible n’est perceptible.
MM : Avez-vous encore de l’espoir dans la science ? Vous la traitez souvent comme un suppôt, et non comme une force libératrice. Serait-elle aussi à réinventer ?
IS : Je n’ai jamais vu la science comme une force libératrice en elle-même, même si, au 18ème siècle, elle a été prise dans un mouvement d’émancipation par rapport aux autorités
traditionnelles. Ce qu’on appelle « la science » ne devrait pas être séparé de ses conditions de production, c’est-à-dire de valeurs qui ne sont évidemment pas de pures valeurs de
connaissance. Le 19ème siècle a vu la création d’institutions de recherche en relation de symbiose étroite avec ce que, suivant Marx, on pourrait appeler le « développement des
forces productives », et c’est dans le même temps que la « valeur de la science » a été associée à la quête d’une connaissance s’identifiant avec le progrès du genre humain.
Aujourd’hui, l’autonomie relative, que traduit la notion de symbiose, fait place à une relation de dépendance directe. Pourtant, je pense que nous avons crucialement besoin de sciences, mais de
sciences qui ne soient pas définies selon l’idée d’une rationalité conquérante, devant faire autorité sur l’opinion. Nous avons besoin de sciences – et donc de scientifiques – capables de se
situer dans un monde que le développement des forces productives menace directement. Nos sciences peuvent-elles changer, participer à la production de l’intelligence collective dont elles ont par
le passé béni la destruction ? C’est une inconnue, et cela ne se fera que pas l’invention d’institutions qui cultivent le souci de pertinence, plutôt que de conquête. Ma thèse est que c’est
possible, mais non probable. Mais l’idée même que nous puissions échapper à la barbarie n’est pas très probable.
MM : Vous invitez à une plus grande responsabilité à l’égard de l’avenir de la planète, par exemple, mais d’autre part, vous êtes très méfiante lorsque le capitalisme devient plus
soucieux de la « sustainability ». C’est dans la nature du capitalisme d’utiliser et d’épuiser. Ne serait-il pas plus raisonnable d’obliger, par une ruse (encore à inventer) de la
raison, le capitalisme à être responsable tout en poursuivant ses propres intérêts ? Par exemple en montrant que les énergies renouvelables sont plus avantageuses.
IS : Je ne suis pas hégélienne, je ne me fie pas à la ruse de la raison. Se fier à une convergence durable d’intérêts, à la possibilité d’un capitalisme « vert », responsable,
etc., ce serait commettre la même erreur que la grenouille de la fable, qui accepta de transporter un scorpion sur son dos pour lui faire traverser une rivière. S’il la piquait, ne se
noieraient-ils pas tous les deux ? Il la piqua pourtant, en plein milieu de la rivière. En son dernier souffle, la grenouille murmura « pourquoi ? » A quoi le scorpion, juste
avant de couler, répondit : « C’est dans ma nature, je n’ai pas pu faire autrement ». C’est dans la nature du capitalisme que d’exploiter les opportunités, il ne peut faire
autrement. Si les énergies renouvelables offrent une opportunité, il s’en emparera, mais sans la moindre obligation de responsabilité. Ce n’est pas qu’il soit « méchant », pas plus
que le scorpion d’ailleurs. Il n’est tout simplement pas équipé pour prendre des responsabilités.
Photographie: Gueorgui Pinkhassov
Nos contenus sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de
ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d'origine activée.